Irrégularités, ignorance et autres légèretés dans la prescription des médicaments en Haïti
- RAMITO 2023
- Sep 2, 2023
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La prescription des médicaments, loin d'être la dernière ligne droite de la bonne prise en charge des patients, est un pavé dans la mare de la pratique médicale en Haïti. Pour leur thèse de fin d'études, trois pharmaciennes de l'université Notre-Dame d'Haïti se sont penchées sur ce problème en évaluant le niveau de connaissance des professionnels de la santé sur les aspects médico-légaux de la prescription médicamenteuse
Source : Lenouveliste
Par Claudy Junior Pierre 28 août 2019 | Lecture : 6 min
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Les médicaments dribblent nos frontières, traversent nos villes, courent les rues jusqu'à devenir des caricatures d'eux-mêmes.
Cependant, jusque-là une personne qui veut se mettre à l'abri des médicaments contrefaits peut se rendre dans les rares pharmacies reconnues et autorisées par le ministère de la Santé publique et de la Population (MSPP) avec la prescription d'un professionnel qualifié. Ce choix semble être moins judicieux qu'il n'en a l'air à la vue du faible niveau de connaissance des professionnels de santé sur certains aspects de la prescription médicamenteuse. Entre négligence et ignorance, les irrégularités s'accumulent et leurs conséquences avec.
Pour réaliser ce travail de recherche, les pharmaciennes Sandy Brice, Lynsey Content et Fabienne Désinat, fraîchement diplômées de l'UNDH, ont fait choix de l'Hôpital universitaire la Paix. Parallèlement, elles ont étudié les ordonnances de 24 pharmacies privées à Delmas sur les 32 reconnues par le MSPP selon la liste des établissements pharmaceutiques privés autorisés pour l’exercice fiscal de l’année 2016-2017.
Les médecins écrivent mal. À force de le dire, beaucoup finissent par l'accepter. Les prescriptions illisibles sont les premiers obstacles contre lesquels ces chercheurs ont buté. Ceux qui travaillent dans les pharmacies se lancent souvent dans un rude et dangereux exercice de décodage et d'interprétation. Sur 240 ordonnances analysées, la lisibilité n'était satisfaisante que pour les narcotiques, soit 83,12%, et non lisibles dans 66,87 % des ordonnances autres que les narcotiques.
Le fait pour un médecin d'avoir une écriture peu lisible pouvant prêter à équivoque ou d'écrire avec des codes (ex: Amox au lieu d'amoxicilline) est condamné par la loi de 1955 et le décret du 24 janvier 1962.
Dans le compartiment sur les aspects médico-légaux de la prescription médicamenteuse de la loi de 1955, toute prescription médicamenteuse, pour être légale, doit respecter une forme (nom, âge, sexe et poids du patient, le nom de l’institution, les coordonnées de l’institution et/ ou du médecin, la signature du prescripteur) et un fond (nom du médicament, durée du traitement, forme galénique, posologie et lisibilité de l’ordonnance). Ce pour protéger le prescripteur, le patient, le pharmacien et l'institution. Force est de constater que l'ignorance et la banalisation l'emportent sur le respect de ces normes.
Sur les 100 professionnels de santé évalués et les 240 ordonnances provenant des 24 pharmacies reconnues, aucune prescription n'a respecté complètement le fond et la forme tels que dictées par la loi. Certains aspects des prescriptions médicamenteuses sont tout simplement négligés.
62% des prescripteurs mentionnent le nom commercial au lieu du nom générique des médicaments. Cela pose un véritable problème pour les patients qui doivent parcourir toutes les pharamacies avant de trouver le nom exact du médicament tel que commercialisé par un laboratoire pharmaceutique alors que le médicament peut être disponible sous son nom générique dans toutes les pharmacies.
33% des prescriptions n'indiquent pas la durée du traitement ; 12% de prescripteurs ne mentionnent pas leur nom dans les prescriptions ; 37% ne mentionnent pas l'adresse de leur institution ; 22% ne mentionnent pas le ou les numéros de téléphone. "Concernant le prescripteur, 8% n’écrivent pas le numéro de téléphone et 2% l’email ; pour le patient, 31% ne mentionnent pas l’âge, 31% le sexe et 17% le poids".
Concernant les narcotiques qui sont des médicaments fragiles utilisés pour endormir les patients et qui sont utilisés à des fins malveillantes par certaines personnes, ces médicaments sont mal gérés en Haïti. Selon cette étude, "il n’y a que 35.56% de professionnels de santé à connaître leur durée et 44.79% à savoir qu’il n’est pas permis d’en prescrire à ceux qui ont moins de 21 ans".
D'autres aspects du décret du 24 janvier 1962 ne sont pas respectés à cause des irrégularités des prescriptions et de la faiblesse de l'État. "Les pharmacies sont tenues de garder en permanence en leur possession le fac-similé de la signature de tous les médecins, dentistes et vétérinaires sus-désignés qui leur sera procuré par le département de la Santé publique et de la Population. Obligation absolue leur est faite, avant l’exécution de toute ordonnance ou prescription, de comparer la signature apposée au bas de cette ordonnance ou prescription avec celle reproduite par le fac-similé. Au moindre doute, le pharmacien retiendra l’ordonnance en attendant de s’en référer personnellement au médecin, dentiste ou vétérinaire signataire ou supposé tel". Inutile de dire que cette procédure n'est appliquée nulle part.
Malgré la désuétude de la loi du 19 août 1955, c'est elle qui régit jusqu'à présent l'exercice de la pharmacie en Haïti. Cependant, pas moins de 61.62% des professionnels ne sont pas au courant de la loi de 1955 qui régit la bonne pratique de prescription. D'où la raison pour laquelle certaines négligences ont été constatées. Aucune prescription de médicaments dits ordinaires n'a fait mention du poids du patient ; 98,16% n'ont pas fait mention du sexe et de l'âge des patients.
Ces paramètres sont importants pour les pharmacies qui s'exposent à des risques énormes à cause de ces défaillances. La loi ordonne aux pharmaciens de surseoir à l'exécution d'un médicament qui dépasse la dose maxima tel qu'indiqué dans le Codex. "Dans le cas où les doses prescrites dépasseraient les doses maxima, le pharmacien en fera obligatoirement l’observation au médecin et il n’exécutera l’ordonnance que si celle-ci porte la mention ‘’ je dis’’ au-dessus de la signature du médecin. Le dosage dans ce cas devra être indiqué en toutes lettres et pas en chiffres".
Comment cela pourra être possible si les prescriptions sont délivrées sans nom et sans numéro de téléphone pour contacter le prescripteur, d'une part ? D'autre part, comment pourront-ils déterminer les doses maxima si les prescriptions sont délivrées sans âge et sans poids. Déjà que 16.88% des ordonnances de narcotiques et 66.87% des ordonnances médicamenteuses ordinaires sont illisibles.
À la lumière de cette étude, la prescription médicamenteuse qui devrait être un pacte entre le prescripteur (médecins spécialisés et/ou généralistes, infirmières, dentistes, sages-femmes, internes, résidents), le patient et le pharmacien tend à devenir un acte dangereux qui, parce qu'il est mal exécuté, peut être utilisé par n'importe qui avec tous les risques que cela peut entraîner.
L'étude de Brice Content et Désinat sous la direction de Nahomie I. S. Appolon et Wellington Derameau, chercheur en pharmacovigilance, vise à "sensibiliser les professionnels de santé à la qualité rédactionnelle de leurs ordonnances tout en leur faisant comprendre que respecter le cadre légal de la prescription médicamenteuse est essentiel à une pratique de qualité, et, d’autre part, attirer l’attention des responsables au niveau de l’État et du MSPP sur la loi de 1955 qui mérite d’être remaniée et amendée, car bien prescrire assure la sécurité du patient, réduit les risques de morbidité, de mortalité pouvant à l’avenir s’avérer être un problème de santé publique."
A cet effet, ces pharmaciennes ont formulé des recommandations aux autorités compétentes et aux professionnels de santé. Il serait préférable que :
1- Les professionnels de santé soient davantage initiés à la rédaction des ordonnances médicales dans leur cursus de formation.
2- Leur formation inclue également la législation pharmaceutique en vigueur et les règles déontologiques propres à leur profession.
3- L’atmosphère de travail dans les institutions sanitaires s’améliore de manière à influencer la qualité rédactionnelle des prescriptions médicamenteuses.
4- Un remaniement de la loi de 1955 puisqu’on n’y retrouve pas dans les détails toutes les règles de bonne prescription médicamenteuse.
5- Les prescriptions médicales informatisées soient promues, car elles aident à contrecarrer les prescriptions illisibles.
6- Les dettes, les peines et les sanctions réservées lors du non-respect des règles de prescription soient appliquées et mises à jour".







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